CHAT de CATHEAU

Publié le par beaudroit_juliette

Le petit chat est mort!

C'était par un bel après-midi de juin, quand les terrasses des cafés parisiens sont remplies de garçons aux regards chapardeurs et de filles dont le soleil dardant rosit les joues.

A la terrasse d'un petit troquet, j'attendais dans la transe le moment où je devrais me présenter devant le jury du Conservatoire. A cette époque, il existait encore un concours digne de ce nom, où les jurés, souvent de grands comédiens du Français, repéraient de leur oeil d'aigle ceux qui brûleraient demain les planches.

J'avais décidé d'interpréter le rôle d'Agnès dans L'Ecole des Femmes, plus précisément la scène 5 de l'acte II. C'est le moment où Arnolphe revient de voyage et où, soupçonneux, il interroge sa pupille, qui est en fait sa nièce, née des amours coupables de sa soeur. Le choix du partenaire de jeu en cette occasion est capital car il vous emporte ou vous supporte, il vous sert ou vous dessert. Un de mes amis, qui m'avait suivie depuis le collège et le lycée et avait choisi comme moi la voie étroite du

théâtre, avait accepté, sur ma demande pressante, de me donner la réplique. J'avais une absolue confiance en Louis et je savais que rien par lui ne pourrait m'advenir de mauvais, d'autant plus que je le soupçonnais d'être secrètement amoureux de moi.

Je le considérais comme un grand frère car je n'avais pas eu de famille. Mes parents étaient morts alors que j'étais très jeune, et je n'avais aucun souvenir d'eux. J'avais été confiée à la garde de mon parrain, le frère de mon père. Ayant vécu longtemps avec cet oncle, guindé dans ses bottes de vieux militaire et ses principes d'un autre âge, il me semblait que le personnage d'Agnès m'était familier ; je la comprenais comme on comprend une soeur d'élection. Après bien des affrontements et des

atermoiements, de guerre lasse, le vieux bourru au coeur tendre, avait fini par me laisser partir à Paris « faire la Sarah Bernhardt », comme il le marmonnait avec une pointe de mépris derrière ses moustaches à la Salvador Dali.

Cela faisait un mois déjà que nous répétions studieusement chaque soir dans ma petite chambre de bonne sous les toits. Nous avions bien assimilé la scène, nous nous l'étions bien mise en bouche, nous l'avions dite et redite "à l'italienne" et « à l'allemande », mais un passage, curieusement, me posait problème. C'était la célèbre réplique d'Agnès, « Le petit chat est mort! », que je parvenais pas à exprimer de façon convaincante. Chaque fois qu'elle se profilait dans le dialogue, mon coeur se mettait à

battre la chamade et un sentiment indéfinissable s'insinuait en moi, curieux mélange de crainte et d'angoisse que je ne m'expliquais pas.

Au début, Louis avait été patient, cherchant par tous les moyens à m'aider à dire cette petite réplique anodine. Il s'était efforcé de me faire visualiser le chat : était-ce un gros chat persan, un Siamois, ou bien un vulgaire chat de gouttière? De quelle couleur était-il? Se laissait-il facilement caresser ou était-il indépendant? Où Agnès déposait-elle le matin la fragile soucoupe de lait qui lui était destinée? Avait-il un jour griffé sa petite maîtresse? Ce chaton, est-ce que je l'aimais, bon sang? Rien

n'y avait fait et la réplique glissait toujours aussi platement de mes lèvres. Alors Louis s'agaçait, s'énervait, et les insultes pleuvaient comme à Gravelote pour me faire sortir de mes gonds. Il n'avait qu'une crainte : que cette minuscule réplique ne me fasse échouer à ce concours auquel mon avenir était suspendu.

Sur la grande scène aux senteurs de vieux bois et de poussière, le moment fatidique était venu. Dans la coulisse, encore bruissante des élèves excités qui nous avaient précédés, avant d'endosser la défroque d'Arnolphe et d'Agnès, Louis m'avait violemment serré la main, en murmurant doucement : « Le petit chat n'est pas mort! » Projetés sur la scène au parquet craquant, devant le trou noir et profond de la salle où nous devinions l'aréopage sévère des jurés, nous entrâmes dans la maison d'Arnolphe, mais

l'avions jamais quittée? Louis avait d'emblée trouvé le ton bonhomme et libidineux du vieux tuteur amoureux, et je le sentais juste dans la moindre de ses  intonations et le plus imperceptible de ses gestes. Quant à moi, j'étais Agnès comme si elle avait toujours habité en moi, et les dieux du théâtre étaient avec nous.

Emportée par l'ivresse du jeu, je n'avais pas vu arriver la réplique fatidique. A l'instant même où je la prononçai, un phénomène étrange se produisit, semblable à ce qu'on appelle la vision panoramique des noyés. En un millième de seconde- mais cette translation spatiale et temporelle peut-elle être mesurée?- j'ai vu une grande chambre, éclairée par une froide lumière hivernale. Allongé sur le lit, un couple- que je reconnus comme celui de mes parents dont mon parrain m'avait montré une photo-  allongé

dans l'immobilité de la mort. Et sur le haut tapis de laine marocain aux couleurs ensoleillées, j'ai aperçu avec stupeur un tout petit chat blanc et gris, figé lui aussi dans une raideur cadavérique. Enfin, je me suis  reconnue comme dans un miroir et je me suis entendue dire à mon oncle pétrifié, qui me serre la main avec brusquerie dans l'entrebâillement de la porte : « Parrain, le petit chat est mort! »

A la fin de la scène, de retour dans les coulisses, Louis m'a embrassée sur la bouche avec emportement. Il a murmuré que j'avais été magnifique. Et les vannes de mes larmes et de mon passé se sont enfin ouvertes.

J'ai été reçue au Conservatoire avec les félicitations d'un jury, ému comme rarement par l'annonce de la mort du petit chat d'Agnès. Et si depuis longtemps, j'ai passé l'âge de jouer la pupille d'Arnolphe, l'adolescente au chat demeure mon personnage préféré, celui qui a fait de moi une grande fille.


Catheau

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