IL ÉTAIT UNE FOIS de CATHEAU
Philémon et Baucis.
Il était une fois un oiseau enfermé dans une cage, accrochée à une fenêtre. Mais il était pas seul, il avait une « femme », il était content. Je dis ça parce que Maman, elle avait pas de mari. Quand je lui demandais pourquoi j’avais pas de papa, elle répondait d’un air un peu triste et un peu en colère : « Ton père ? Il est parti avec une jeunesse ! » Et moi, je disais plus rien.
Je me rappelle bien que Maman, elle m’avait donné ces deux petits oiseaux le jour de mes sept ans : « Tu as l’âge de raison maintenant. Tu pourras t’en occuper. » Elle m’avait même dit que c’était des inséparables. Alors, j’avais recopié en m’appliquant bien leur nom latin sur mon cahier de brouillon : Roseicollis Agapornis. Elle m’avait expliqué que ça veut dire « rose » et « oiseau amoureux ». J’avais lu dans la grande encyclopédie que Maman m’avait donnée à Noël qu’ils pouvaient vivre dix ans. On les
avait appelés Philémon et Baucis. C’était un homme et une femme de la Grèce. Les dieux, ils leur avaient fait un cadeau pour les remercier : alors, ils étaient morts ensemble très vieux. C’était mon instituteur, Monsieur Gérard, qui l’avait dit. Moi, j’étais un petit garçon de sept ans, tout seul et j’avais compté sur mes doigts. C’était bien. Avec Philémon et Baucis, j’aurai des amis jusqu’à temps que j’ai seize ans.
C’était la première fois que j’avais des animaux à la maison et j’arrêtais pas de les regarder. J’avais jamais vu des oiseaux aussi beaux. Leur tête était rose très pâle, comme le velours de la peau des pêches de vigne que je mangeais l’été, et leur corps, il était vert comme l’herbe qu’on voit dans les livres de contes, avec un peu du bleu des libellules. Je voyais bien qu’ils s’aimaient parce qu’ils se regardaient avec leurs deux yeux tout ronds, qui étaient entourés par un autre rond blanc qui faisait
comme des lunettes. Avec Maman, on leur avait mis un petit nid qu’on avait fait avec des brindilles, de la mousse et de la laine. Moi, je pense qu’ils s’aimaient vraiment beaucoup, parce qu’ils avaient beaucoup de bébés oiseaux qu’on donnait à mes copains.
C’est moi qui m’occupais de Philémon et Baucis quand je rentrais de l’école. Je buvais à toute vitesse mon bol de chocolat, je mangeais comme un goinfre ma tartine de confiture et j’allais près d’eux. J’ouvrais la petite porte et je leur faisais des caresses du bout de mon index en faisant bien attention. Leurs plumes étaient douces et chaudes. Leur corps, il tremblait un peu. Je retirais sans faire de bruit la plaque de fer du fond de la cage. Je nettoyais avec une vieille Spontex leurs petites crottes, un
peu comme des crottes de souris, mais grises et blanches. Pendant ce temps-là, ils se frottaient fort l’un contre l’autre, ils cognaient leur bec, et attendaient sagement la fin du ménage en se faisant des mamours. L’eau, je la versais dans un petit abreuvoir en plastique rouge, elle était toujours claire. Faut dire que je la changeais souvent. Quand je mettais les graines de millet dans leur mangeoire de bois, ils voletaient doucement. Après, j’entendais craquer les céréales dans leur bec rond, qui était
de la couleur de la corne du bracelet africain de maman. Je crois que papa lui avait donné quand j’étais né.
Le dimanche, pour Maman et moi, c’était fête. On allait dans le potager de mon tonton. Les gens, ils disaient que c’était un jardin ouvrier. C’est peut-être parce que Tonton, il travaillait chez Renault à Boulogne-Billancourt. L’été, on accrochait la cage à une branche basse du cerisier pour que Philémon et Baucis, ils aient pas le soleil qui tape sur leur tête. Toujours l’un contre l’autre, ils regardaient maman qui cueillait les fleurs fanées avec leurs yeux ronds comme des billes. Ils étaient drôlement
curieux ! Moi, je binais les mauvaises herbes mais aussi j’avais toujours mon œil sur eux. Au printemps et à l’automne, on aimait bien mettre la cage blanche au milieu du potager. Ca leur faisait comme une petite forêt, les plants de haricots vert très foncé, les hampes des tomates en train de rougir ou les fleurs d’artichauts toute violettes, comme l’encre de mon porte-plume.
L’été, on partait en vacance au camping de Saint-Gilles-Croix-de-Vie, dans la vieille Aronde bleue toute cabossée. On coinçait la cage entre nos sacs sur le siège de derrière et les inséparables, ils étaient contents de voyager avec nous. Ils n’arrêtaient pas de pépier et je me rappelle qu’on chantait à tue-tête des vieilles chansons françaises : « Chante, rossignol, chante/ Toi qui as le cœur gai/ Tu as le cœur à rire/ Moi, je l’ai à pleurer. » Quand on arrivait le soir, bien fatigués, on retrouvait
toujours les mêmes amis. Ils criaient en nous voyant : « Voilà les inséparables ! Voilà les inséparables ! » Je sais pas s’ils parlaient de Philémon et Baucis ou de Maman et moi. On montait notre vieille canadienne qui avait plus de couleurs à côté de nos amis et j’installais ma cage sous le pin parasol, là où l’on voit la grande plage toute blanche et la mer toute bleue. Au milieu des coquillages, je marchais sur le sable, je ramassais des os de seiche. Comme un écureuil, moi, je faisais des provisions
pour mes inséparables pour qu’ils aient un beau bec toute l’année.
Voilà ! Les années, elles ont passé vite. Le chant des inséparables, c’est ça qui a été la seule musique de mon enfance, parce qu’à la maison, on n’avait même pas de poste de radio. Un matin, je les ai retrouvés morts tous les deux, leurs plumes vertes hérissées, toutes raides, leurs petites pattes toutes crispées, leur yeux ternes et plus très blancs, comme les méduses de la plage de Saint-Gilles-Croix-de-Vie. J’ai pleuré, je les ai mis dans une boîte à chaussures et, le samedi, avec Maman et Tonton, on
les a enterrés sous le cerisier du potager. Maman, elle, elle est morte du tétanos, en se piquant avec une épine de rose dans le potager. C’était un an après, je crois, mais moi, j’avais plus beaucoup de larmes.
Comme j’avais seize ans, il fallait bien que je travaille. Alors, Tonton, il m’a fait rentrer avec lui chez Renault. Le samedi soir, je vais au bal. Et quand je danse avec une fille qui me plaît, je la serre très fort contre moi. « Peut-être que c’est elle qui sera mon inséparable », que je pense tout bas dans ma tête.