L'OCÉAN DE NOS JOURS de CATHEAU

Publié le par juliette b.



Douleur de la rime : un souvenir sans poésie.


Mes parents avaient de l’argent, ils voyageaient beaucoup et ils ne m’aimaient pas. Quand j’avais eu douze ans, ils m’avaient mise en pension dans un de ces internats religieux austères, dont la réputation n’est plus à faire, mais dénués d’âme. Derrières les hauts murs léprés de mousse, j’avais cru un temps trouver la chaleur humaine qui m’avait tant manqué. Cela n’avait été qu’un leurre de bien courte durée. Exacerbées par les privations, les brimades et l’isolement, les filles y étaient méchantes et

perverses. Quant aux religieuses, visage mutique de sphinx, bandage blanc de momie, voile noire de veuve perpétuelle, elles avaient le cœur sec de celles qui n’ont jamais connu d’hommes. On les appelait « Madame ».

Dans ce désert de l’amour, mon unique refuge était la poésie. La nuit, quand Désirée, la vieille surveillante boiteuse, était passée dans le dortoir éteindre les lumières, je retirais avec précautions de dessous mon matelas les petits classiques beiges et violets de la collection Larousse. Dans le silence glacial de mon box, entrecoupé de toux maladives, de soupirs étouffés, de pleurs devinés, je lisais Lamartine et Hugo- seuls poètes du XIX° siècle autorisés par la mère supérieure- jusqu’à ce que, malgré

moi, mes paupières s’alourdissent et se ferment. A la lueur vacillante d’une lampe-torche miniature, que j’avais dérobée dans la remise du jardinier, je m’enivrais des envolées lyriques des deux grands romantiques. Je rêvais que j’étais le lévrier qui regarde amoureusement Lamartine dans le portrait d’Henri Decaisne ; je m’imaginais entrant dans un salon au bras de Victor Hugo, tel qu’il apparaît, tout de noir vêtu dans le tableau en pied de Louis Boulanger. Et c’est ainsi que tous deux me sont demeurés en

mémoire dans la beauté inaltérée de leur jeunesse.

Notre professeur de Français était une religieuse, jaune et squelettique, au visage d’ascète, dont le nom en religion était Madame Scolastique. Je ne sais si elle avait choisi ce prénom parce que Scholastique est la sœur de saint Benoît ou en souvenir de cette discipline enseignée au Moyen Age et dont Rabelais fustige la sclérose. Toujours est-il que ce nom lui convenait parfaitement ; son enseignement était rigide, sans aucune fantaisie, et il me semblait toujours qu’elle récitait une leçon.

Ce matin-là que je n’ai jamais oublié, nous devions dire à voix haute les seize quatrains du poème Le  Lac de Lamartine. J’avais appris ce texte dans une grande exaltation, emportée par l’expression de la passion du poète pour sa muse, Julie Charles, la belle créole morte phtisique à trente-trois ans. Je les avais imaginés enlacés sous les futaies des bois de Hautecombe, Lamartine souhaitant enclore l’instant éphémère de l’amour et disant à Julie :

- Ô ma bien-aimée, comme je voudrais retenir le Temps et jeter l’ancre sur l’océan de nos jours !

J’avais vibré avec lui dans l’intensité de sa brève idylle pour cette jeune femme mariée, à qui il avait évité la noyade dans le lac du Bourget. Et sans cesse je pensais à ce qu’il avait écrit : « J’ai sauvé une jeune femme qui se noyait, elle remplit aujourd’hui mes jours. » Quel serait celui qui viendrait remplir mes journées tristes et vides?

De son ton froid et sec, Madame Scholastique m’avait appelée sur l’estrade de bois. « Eichert ! Au tableau ! », m’avait-elle intimé en prononçant mon patronyme à l’allemande, ce qui avait fait ricaner toute la classe. On sentait là, dans cette manière insistante de me nommer, la rancune ancestrale du chrétien contre Judas et les traces mal effacées des pogroms du Vendredi Saint. Tremblante et heureuse à la fois de pouvoir dire à voix haute les vers harmonieux du poète de Milly, qui m’étaient entrés au cœur,

j’entamai d’une voix ferme la première strophe :

"Ainsi, toujours poussé vers de nouveaux rivages,

Dans la nuit éternelle emportés sans retour,

Ne pourrons-nous jamais sur l’océan des  jours […]"

Levant sa main de justice d’un geste agacé, Sœur Scholastique m’interrompit de sa voix sépulcrale : - Reprenez, Eichert, vous avez commis une erreur !

Toute à ma récitation, je demeurai interdite, surprise de cette interruption que je ne comprenais pas. N’avais-je pas mis suffisamment le ton ? Avais-je parlé trop vite ? Avais-je fait une mauvaise liaison ? N’avais-je pas respecté le rythme des vers ? Les questions m’arrivaient en foule mais j’étais incapable d’y répondre. Je repris une respiration et recommençai, tandis que les filles de la classe pouffaient en se poussant du coude :

"Ainsi toujours  poussés vers de nouveaux rivages,

Dans la nuit éternelle emportés sans retour,

Ne pourrons-nous jamais sur l’océan des jours […]"

De nouveau la main squelettique s’éleva dans l’air chaud de la salle de classe en un geste souverain :

- Décidément, Eichert, vous le faites exprès ! Que vous ai-je dit ?

- Vous m’avez dit, Madame, que j’avais fait une erreur.

- Oui ! Eh bien, l’avez-vous corrigée ?

- Je ne sais pas, Madame, je…

- Cela suffit, Eichert. Ne me donnez pas à croire que vous êtes stupide. Recommencez, je vous prie !

Mes certitudes commençaient à vaciller. Tandis que mon cœur battait la breloque, je sentis le rouge me venir aux joues, mes mains devenir humides, mes jambes se mettre à trembler. Une fille cria : - Alors, Eichert, tu la craches ta récitation ! Et les autres de rire grassement tandis que Madame Scholastique, de son ton doctoral, leur donnait l’injonction de se taire.

Dans le silence soudain revenu, je récitai les trois premiers vers pour la troisième fois, sans en changer un iota. Telle la statue du Commandeur, mon implacable professeur en voile et robe de serge noirs, se redressa de toute sa hauteur macabre :

- Eichert persiste et signe ! siffla-t-elle en me fixant de son regard de Méduse. Nous n’avons pas de temps à perdre avec une insolente ou une idiote ! Quel type de rimes Monsieur de Lamartine a-t-il utilisé ? J’attends !

- Il a utilisé des rimes embrassées, Madame, lui répondis-je en bredouillant.

- Eh bien ? Qu’en concluez-vous ?

J’étais dans l’incapacité totale de rien en conclure. Je ne voyais pas où elle voulait en venir et tout se brouillait dans ma tête. Comment Lamartine, l’amant d’Elvire que j’aimais tant, pouvait-il être aussi cruel avec moi ?

- Eichert a perdu l’inspiration, ironisa Madame Scholastique, tout en survolant de son œil de rapace la classe qui riait sous cape.

C’est alors que dans un geste aussi inattendu que violent, elle me tira par le bras, me fit agenouiller sans ménagements sur l’estrade de bois et de ses mains griffues comme des serres m’appuya fermement la tête sur la page jaunie de son livre de Littérature. – Lisez, Eichert, ordonna-t-elle.

Les yeux brouillés par les larmes, clouée au pilori, j’ânonnai  avec difficulté ces vers que j’avais murmurés tant de fois avec ferveur et qui m’avaient trahie :

"Ainsi toujours poussés vers de nouveaux rivages,

Dans la nuit éternelle emportés sans retour,

Ne pourrons-nous jamais sur l’océan des AGES

Jeter l’ancre un seul jour ?"

Dans le trouble, l’accablement, l’effondrement de tout mon être, les lettres du mot de la rime maudite se mirent à danser une folle sarabande devant mes yeux. Dans un brouhaha chaotique j’entendis Madame Scholastique déclarer avec emphase et méchanceté, au milieu des gloussements et des rires  :

- Il vaut mieux lire et boire soi-même sa honte plutôt que de se l’entendre dire par autrui !


Catheau

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Publié dans Catheau

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C
<br /> On ne lit plus guère Lamartine et on a tort ! Si sa langue est parfois académique, elle recèle cependant des sonorités superbes. Quant au coeur, il est vibrant :<br /> "J'ai trop vu, trop senti, trop aimé dans ma vie [...]"<br /> Merci, Claudie, de votre commentaire.<br /> <br /> <br />
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C
<br /> Comme il est bien écrit ce souvenir amer et quel bonheur qu'il existe Lamartine !<br /> <br /> <br />
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A
<br /> Cruel !<br /> Moi qui aussi aime tant Lamartine !<br /> <br /> <br />
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U
<br /> Sourire triste... Je ne pense pas que l'auteur t'en ait voulu une seule seconde... :)<br /> <br /> <br />
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