13:Françoise

Elle n’avait pas encore entendu sa voix. Il commande deux cafés à l’homme au calot.
Tu les trouves beaux. Tu la trouves belle. Si blanche et si rousse. Leurs mains sont si proches, tu penses qu’il s’en faudrait de peu que tu n’en fasses des amants. Elle ne dit rien, envahie par tout ce qui vient de s’écrouler, le regard perdu au bout de ses doigts. Pas un mot.
Tu peins.
C’est lui qui parle : ils allaient ensemble à l’école dans leur village d’Irlande, ils sont venus ici par le même bateau, il la suit de loin depuis. Belle comme elle est, voix et peau de velours, cheveux de feu, et caractère de volcan, elle aurait pu mieux faire. Etre la maîtresse d’un petit gangster minable, chanter dans des cabarets de seconde zone et tomber parce que la police a retrouvé ce soir chez elle l’argent du dernier casse de Pat Donnelly, qui l’a balancée, quelle misère !
Tu vois tout ça. Que cet homme la veut à lui depuis l’Irlande. Qu’il est policier, qu’il a tout pouvoir. Qu’il va forcer sa chance.
T’es foutue, Rita, faut voir les choses en face. Ton amant t’a grillée. Quinze ans en cage, Rita, et quand tu sors c’est fini, la chansonnette. Ben, il te restera l’alcool, la drogue, le trottoir. Qu’est-ce que t’en dis ?
Je t’offre mieux. Epouse moi.
Pat parlait trop. Il est déjà au fond de l’eau, à faire la causette aux tourteaux. Le salaud, il t’a vendue. J’ t’ai dans la peau, j’ l’ai descendu. J’ai eu sa peau, n’en parlons plus. Le prends pas de haut, je suis ta seule planche de salut. Oublie le, épouse moi. J’détruis les preuves… J’ t’offre une vie neuve. Tu chanteras, et même tu feras du cinéma. Et du vrai, j’ te le promets. Sinon, c’est la prison.
Tu peins le barman, demi-sourire dans la lumière, blanc et chair contre le mur jaune.
« Ecoutez le, Miss, c’est ce que vous avez de mieux à faire. »
Après la guerre, ils sont partis en voyage de noces en Irlande. Ils ne savent pas ce qu’ils te doivent.
Françoise P