LUI ET ELLE de JULIETTE
Le critique et la femme peintre
LUI
Il marche, il marche à grands pas, il a fière allure. Parfois il a sa pipee à la bouche. Son regard bleu est à l’affût de la vie, d’une scène de rue, d’une jolie fille. Il salue au passage des commerçants, des connaissances, car il est très connu, le pharmacien de la TÊTE D’OR.
Mais ce n’est pas l’apothicaire (comme il dirait plaisamment) qui va vers le centre , c’est le Critique d’Art, l’amoureux de la peinture dont les poches sont garnies de cartons d’invitation, et d’un carnet pour écrire et un stylo Bic.
Enfin il pousse la porte d’une galerie, il est accueilli avec des sourires, une crainte aussi, mais on connaît ses habitudes, et on le laisse seul devant les toiles. C’est qu’il en impose « le Baron », sa taille, son allure de grand seigneur, sa voix forte, sa culture en imposent. Et ce surnom il le porte fièrement.
Son regard aigü passe longuement sur chaque toile, parfois il se plante les mains dans le dos, un hochement de tête. Il parle parfois dans le silence respectueux pour avoir des informations sur le peintre, prend quelques notes puis part après avoir dit quelques mots, promettant un article toujours.
Si la galerie est tenue par un ami, il parle surtout des nouvelles du monde artistiques, raconte une anecdote parfois assez légère. Lorsqu’il porte un jugement il est toujours sincère, même s’il doit être sévère. Il a donc des ennemis, mais il n’en a cure.
Il se dit lui-même « sévère mais juste » en souriant. Ses articles sont attendus chaque semaine, il a une demi-page dans le journal le plus important de la ville, on le lit religieusement, il aime qu’on le remercie.
Une fois son « devoir » remplit, il va boire un verre de bière ou un café avec le galeriste, le peintre, très heureux si s’il s’agit d’une jolie fille, qu’il va aussitôt courtiser, prêt à tenter sa chance.
C’est un agitateur d’idées, président d’associations culturelle ou artistiques, toujours prêt pour un discours à la fois savant et humoristique. Il a la dent dure pour ses ennemis, et ne craint aucune autorité. C’est un gagneur, et s’il fait partie d’un jury, c’est son choix qui doit être accepté.
Il se dit monarchiste-catholique, mais défend avec vigueur le droit des opprimés, a toujours la main et sur le cœur et sur son portefeuille pour aider. Il achète des toiles même s’il sait qu’elle n’auront pas d’avenir, bien qu’il sente un peu de talent.
Par contre il s’est fait une belle collection d’Art contemporain, les plus grands noms sont sur ses murs, sur deux ou trois rangs.
Avec son épouse, petite trotte-menue, bavarde et affable, aussi
Cultivée que lui, ils ont visité ensemble les grands Musée d’Europe et sont allés jusqu’à New-York.
Sa bibliothèque de livres d’art est très riche. C’est aussi un grand amateur de musique contemporaine qu’ils vont écouter ensemble.
Il semble avoir tout entendu, tout vu de ce qui fait le monde artistique
Il aime visiter les ateliers de peintre, s’installe confortablement devant un verre de wisky, gourmand de tout, des œuvres, de la vie. Il conseille rarement, laisse tomber une réflexion, une remarque que le peintre méditera pour deviner la pensée du critique.
Si c’est une jolie fille, il tente sa chance, la caresse d’un regard gourmand, la bouscule sur un fauteuil, en grand amoureux.
Elle n’aura pas un meilleur « papier » de lui pour autant. Elle pourra devenir sa maîtresse pour quelques mois, en concurrence avec une ou deux autres.
Pourtant c’est un être fragile qu’une méchanceté publiée ou portée le bouche à oreille transforme aux yeux de ses proches en un homme prostré pendant des jours, « colosse aux pieds d’argile » que le suicide peut hanter
Puis la vie reprend le dessus et il repart par les rues, à la recherche de beauté, de nouveauté, de découvertes.
ELLE est dans son grenier, elle peint, à la lumière d’une forte lampe, l’hiver elle doit s’emmitoufler, l’été elle est épuisée de chaleur, mais elle peint toujours, en se rafraîchissant ou se réchauffant d’une tasse de thé. Le temps passe, elle oublie tout, l’heure du repas !!! ….se précipite dans l’escalier
pour mettre en route ce qu’elle avait préparé dès le matin.
Un quart d’heure après, elle sourit aux enfants, et s’assied en face de son mari, en veillant à la bonne tenue à table. Lui la regarde peu, toujours pour une critique parfois si dure qu’elle en eut autrefois les larmes aux yeux.
Ce qu’il préfère, c’est la litanie de ses défauts, elle est très longue, mais ce ne sont pas toujours les mêmes. L’idée lui est venue d’en prendre note, et lorsque a commencé la séance de dénigrement, elle a sorti sa feuille, rajouté le nouveau et signalé : « tu as oublié celui-ci..celui-là. »
Cela a été le meilleur moyen d’y mettre fin.
Elle a aimé gagner, et s’est sentie plus forte à ce moment là.
Elle n’en est pas moins très fragile, n’a personne à qui se confier, pas d’amie, ou si peu et jamais longtemps, pleure parfois de solitude. La chatte siamoise, Câline la bien nommée, est sa confidente. Elle lui chuchote à l'oreille des mots de tendresse, en réponse aux ronronements.elle l’aime pour son mystère, son silence, sa fierté.La musique qu’elle écoute sans interruption, la lecture, en dehors de ses longues heures de peinture meublent sa vie. Elle aime aussi les jours où seule avec les enfants, elle organise une soirée-crêpe ; car par chance le mari est souvent en voyage
Elle s’était promis un jour de désarroi « je serais peintre » et ne perd pas ce but de l’esprit, note ses idées sur des feuilles volantes, d’un mot ou d’un croquis, et travaille tous les jours pour atteindre ce moment où elle pourra présenter à une galerie ou un critique des toiles dont elle n’aura pas honte.
Elle n’a rien appris de ce métier, et il lui a fallu de longues années pour se créer une technique personnelle, ce dont elle est fière, sans le dire.
Elle s’est habituée à cette vie en marge, persuadée que malgré tout, elle est aimée de son mari, malgré son mépris. Le hasard lui a mis entre les mains un brouillon de lettre qui lui a révélé l’existence d’une autre. Elle a crié, pleuré, il n’avait pas le droit, jamais elle, n’aurait fait cela. Il a ri……
Un jour, lasse de sa vie, elle a fait tomber les barrières invisibles qui l’entouraient, est sortie de chez elle, est allée dans des vernissages, toujours discrète et souriante. Elle n’a plus refusé les hommages du regard des hommes, a accepté un baiser, une caresse, un amant. Ils se sont quittés, elle a encore souffert, comme elle souffrira chaque fois, mais chaque fois elle cherchera à être encore aimée.
On l’a surnommée « la chatte », toujours douce et ronronnante mais à la griffe inattendue. Cela la fait sourire, mais elle reconnaît qu’elle a la colère facile, mais courte, parfois injuste, puis très vite redevient souriante et s’excuse.
La seule chose dont elle est sûre, maintenant sa vie est entre ses mains, malgré toutes les difficultés, elle fera ce qu’elle a désiré : être un peintre et sera libre d’aimer, d’agir et de décider.
Depuis sa jeunesse il lui vient assez souvent le même rêve : elle monte un escalier, mais arrivée sur un palier, il lui faut redescendre, une marche manque, elle la saute sans peine et sans inquiétude. Elle doit remonter, il manque encore une marche, elle parvient encore à sauter jusqu’au palier, là il faut de nouveau descendre, elle le doit….mais alors c’est impossible, il n’y a plus assez de marches…elle est désemparée…elle se réveille enfin…sauvée …
Elle le sait, l’avenir ne sera pas facile, mais elle aime les difficultés, elle aime gagner, elle doit gagner.
Juliette
http://beaudroit.com