LE MOT de CATHEAU

Publié le par juliette b.



L'enfance est découverte





Mélancolie.

Je devais avoir cinq ou six ans et ma grand-mère venait de mourir. Mes parents avaient demandé à ma gouvernante allemande de m’accompagner pour la voir une dernière fois.
Je n’avais jamais pénétré dans sa chambre et tout d’abord je ne discernai rien. De l’encens qui brûlait dans une petite cassolette créait une sorte de brouillard léger. Les volets intérieurs à panneaux, tels qu’on en voit dans les tableaux de Vermeer, avaient été repoussés contre les hautes fenêtres, ne laissant filtrer qu’un rai de lumière très fin. Une mouche, prisonnière, y bombillait doucement. Quelques bougies distribuaient des ombres vagues sur les murs. Des lys blancs exhalaient une odeur entêtante. Avec difficulté, mes yeux se firent à cette semi-obscurité de caverne.
Une vieille religieuse, agenouillée à l’extrémité du lit à rouleaux, le visage dissimulé par une grande cornette, marmottaient des ave maria. Les doigts crispés sur le poignet de ma gouvernante, je m’approchai de ma grand-mère. Son corps menu disparaissait sous un grand drap orné de dentelle de Calais et ses main étaient minuscules sur le grand crucifix de corozo où on les avait posées. Je la reconnus avec peine car elle avait retrouvé, comme cela se produit parfois mystérieusement, son visage de jeune fille, celui que j’avais vu sur les photos de son mariage.
Son immobilité m’intimidait et j’avais peur de la regarder ; je levai les yeux vers le mur qui surplombait le lit. Un grand cadre, représentant un ange à la chevelure couronnée de laurier, assis au milieu d’un fouillis d’objets, un animal couché à ses pieds, rêvait la joue appuyée sur sa main gauche. Je crus deviner un ballon, une cloche, un autre petit ange. Dans le fond gauche de la gravure, un soleil aux longs rayons brillait au milieu d’un arc-en-ciel.
-    C’est l’ange gardien de bonne-maman ? dis-je tout bas à ma gouvernante, en lui secouant le bras.
-    Voulez-vous bien vous taire, Mademoiselle, me répondit-elle brutalement ; c’est la Mélancolie. Mettez-vous à genoux et dites-une prière pour votre grand-mère.
« Mélancolie » ! Je n’avais jamais entendu ce mot et il résonna en moi comme une musique qui console. Je vis l’ange me sourire. Et j’en étais certaine, il souriait aussi à ma grand-mère, là où elle s’en était allée. « Mélancolie » ! Ce mot, longtemps, je me le suis répété en silence comme une litanie qui atténuait la perte de ma grand-mère très aimée.
Des années après, au collège, quand j’ai eu douze ans, j’ai retrouvé dans un livre de français l’image de l’ange assis; elle illustrait le poème « Melancholia » de Victor Hugo. Je ne comprenais pas ce que l’ange pouvait bien avoir à faire avec les enfants « sous les meules ». Je continuais à me bercer avec les dix lettres du mot magique, « mélancolie ». Je n’y découvrais aucune dureté : ne renfermait-il pas le nom de l’ancolie, la « fleur du parfait amour » ?
J’aimais écrire sans fin sur mon cahier d’écolière le parfait équilibre entre les cinq consonnes et les cinq voyelles, la douce tristesse de la deuxième syllabe nasalisée s’harmonisant avec les deux liquides, tandis que le i final apporte sa stridence plus légère au terme du mot.
Plus tard encore, j’ai lu pour la première fois « El desdichado » de Nerval. Et soudain, son « soleil noir de la mélancolie » a fait remonter violemment en moi comme une houle ce jour inoublié de ma petite enfance. Je me suis retrouvée à cinq ans dans la chambre quasi-obscure de ma diaphane grand-mère, là où bourdonne une mouche qui va mourir, tandis que, dans le lointain de la gravure de Dürer, scintille sans fin un soleil aux mille rayons de lumière.

Catheau

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Publié dans Catheau

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C
Ce texte remarquablement écrit me touche beaucoup. Il est évocateur, imagé, et l'émotion est palpable.AmitiésClaudie
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A
Mélancolie, un mot qui restera pour bercer ta vie avec le lointain souvenir de ta grand-mère, c'est tendre et si joli !
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