LES PETITS CAILLOUX de CATHEAU
Les cailloux de mon père
C’est de mon père que je tiens la passion des cailloux et je ne peux me baisser pour en ramasser sans penser à lui. Il cultivait des vignes et, souvent, le soir, il descendait du coteau, avec dans ses poches un ou deux cailloux qui faisait notre joie, à mon frère et à moi.
Son œil de lynx infaillible les avait repérés dans la terre calcaire où il passait l’araire. Chaque découverte était pour lui l’occasion d’une petite pause bucolique, sur le talus ensoleillé de la vigne en surplomb de la Loire. Après avoir gratté la terre de ses mains aux doigts gourds, recouverts de gros gants de peau grise, il crachait avec force sur la pierre pour la rendre brillante et en admirer les courbes et les arêtes. Il la polissait avec son grand mouchoir à carreaux et la contemplait un long moment, avec le regard amoureux du collectionneur qui vient de trouver la pièce rare. Après l’avoir mise au plus profond d’une des nombreuses poches de sa vieille veste de chasse trouée et déchirée, il se remettait au travail en sifflotant, tout heureux de ce butin qu’il nous rapporterait le soir venu.
Et c’était à chaque fois le même cérémonial. Dans la chaude odeur de la soupe familiale qui chuchotait en sourdine, nous nous asseyions mon frère et moi autour de la grande table de la cuisine, qu’avait fabriquée le menuisier du village. Mon père prenait un air de conspirateur, il faisait des gestes cabalistiques avec ses mains déformées par la taille et le cisaillage des vignes. Il les enfonçait soudain dans une des poches de la vieille veste, aux odeurs de fumée et de sarments, et en ressortait avec un sourire triomphal les pierres du jour, exhumées de la terre.
Notre surprise et notre étonnement étaient sans cesse renouvelés devant la variété de ce que nous découvrions : vieilles pièces de monnaie aux effigies rongées par le temps, fossiles en tous genres, silex et pierres taillées. Les pierres blanches de calcaire faisaient ressurgir la mer immense du quaternaire ; les pierres brunes et pointues ressuscitaient le souvenir des hommes préhistoriques, qui avaient vécu dans les troglodytes de notre vallée.
Notre père devenait éloquent et nous ne nous lassions pas de l’écouter décrire ses trouvailles : la spirale lovée de l’ammonite, image de la perfection, le plissé rugueux de l’éponge, la pointe aiguë du rostre de bélemnite, la dure concavité des encoches des nucleus de silex. Les brunes pointes de flèche, fines et dentelées, se promenaient entre nos doigts d’enfants et les ombres dansantes des héros de La Guerre du Feu s’agitaient sous nos paupières. Oui, c’était ces mêmes pierres, que les hommes venus du fond de âges, avaient tenues entre leurs mains malhabiles. Grâce à elles, ils avaient découvert comment fabriquer les armes, sarcler les peaux et créer les premiers objets d’art.
La voix rauque, au débit accéléré, de notre père, résonnait à nos oreilles : le minéral, entre ses mains, nous racontait l’histoire du monde. Maman s’approchait doucement de lui. Elle lui disait d’une voix chantonnante de reproche, en lui caressant les cheveux avec tendresse : « Oh ! Toi et tes pierres, c’est tout un poème ! On pourrait en relinkmplir une carrière entière ! »
C’était comme un signal pour le raconteur d’histoires. En un geste large, papa ramassait sa récolte du jour et la remettait prestement dans ses poches, tout en nous faisant un clin d’œil complice. Le lendemain, nous retrouvions les plus beaux specimens dans la vitrine du salon, celle qui a une marqueterie blonde et fleurie et des pieds de lion. Les autres pierres, moins chanceuses, allaient grossir la collection de papa et s’accumulaient au grenier dans des caisses en bois dur, sous les lourdes solives.
Les années ont passé, notre père a vieilli, les vigne sont été vendues ; mais quand je marche dans les chemins de mon enfance, les cailloux de mon père glissent toujours sous mes pas.
Catheau
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