LE CARNET DE BAL de CATHEAU

Publié le par juliette b.



Une entrée dans le monde,
était-ce un vampire ....

Lorsque Julie-Marie-Evangéline du Hautmont d’Entraigues, fille unique et fierté du vieux marquis du même nom, plus chaperonnée qu’une doña espagnole de la Reconquista, pénétra dans le salon d’apparat du duc de Morny pour son entrée dans le monde, elle crut défaillir.

L’imposante rivière de diamants, héritée de sa mère trop tôt disparue, pesait comme un carcan sur sa gorge encore adolescente et veinulée de bleu. Ses jambes longilignes, emprisonnées sous la lourde crinoline, vacillaient imperceptiblement dans de minuscules chaussures à talons de velours rose, semblables à celles des petites Chinoises dont son oncle, jésuite au Pays de la Cité interdite, lui avait conté le calvaire dans une de ses lettres. Les broderies de fleurs en relief de sa somptueuse robe en faille et soie rosée lui blessaient les épaules. Quant au corset de taffetas aux baleines militairement rigides, Justine, sa camériste et sœur de lait, le lui avait serré avec toute la force de ses bras campagnards, lui faisant ainsi une taille d’une finesse que n’auraient pas reniée Eugénie de Montijõ et Elizabeth d’Autriche, portraiturées par Winterhalter.

Sous les girandoles des lustres de Venise aux colorations translucides, dans le reflet des élégants miroirs rococos et dorés, elle vit venir à elle comme dans un rêve le groupe démultiplié à l’infini des soupirants qui souhaitaient être inscrits sur son carnet de bal. L’éventail XVIII°, retenu par un lien de satin rouge à son poignet gauche, qui en faisait office, sur lequel folâtraient masques et bergamasques à la Watteau, fut vite rempli. Elle entendait confusément le bruissement d’admiration qui venait battre contre le groupe fervent dont elle était la muse. Les jeunes hommes évoluaient autour d’elle dans un tourbillon de fines moustaches à la mousquetaire, de lavallières brodées à leurs armes et d’escarpins vernis. Au milieu de ce kaléidoscope de rires où flottait un parfum de musc et de cigares, Julie d’Entraigues n’avait d’yeux que pour un danseur aux traits réguliers et au nez à la grecque, dont le regard d’un brun profond était moucheté d’or et de vert. François Torcy de Châteaubourg, c’était son nom, rendait jaloux tous ses amis : le carnet de bal en forme d’éventail révélait qu’il était le cavalier favori de la fille du marquis. C’était pour lui qu’elle brûlait.

Alors qu’il inscrivait encore ses initiales d’une main fébrile pour deux valses lentes à l’anglaise, elle songea au glacial après-midi de février, quand ils s’étaient rencontrés. Son père et elle avaient été conviés chez Madame d’Orfailles, une vieille amie fantaisiste qui recevait à l’improviste pour des déjeuners dits « de conversation » dans sa grande maison des environs de Rambouillet. Son neveu préféré, François de Châteaubourg, y avait ses habitudes et, lorsque son regard mordoré avait happé le bleu lacustre des yeux de la jeune fille, plus rien n’avait existé autour d’eux. Ils avaient profité de l’émoi provoqué par le malaise de la vieille Dancourt, sa demoiselle de compagnie, trop gourmande de profiterolles au chocolat et de Sauternes. Ils étaient sortis, comme on va en promenade, par l’étroite porte-fenêtre du salon.

Ils avaient couru en se tenant par la main vers la grotte de rocaille au fond du parc, tandis que leur haleine dessinait de légères volutes de fumée dans l’air vif et piquant. François de Châteaubourg avait ployé le corps mince comme un Tanagra entre ses bras affolés. Il avait apparié sa bouche ourlée à la sienne, il avait caressé avec violence les longs bandeaux noirs et lustrés de sa chevelure, il avait laissé remonter plus haut qu’il n’eût fallu la lourde robe d’un blanc nacré. Et de tout cela, Julie d’Entraigues n’avait retenu que l’image d’une main douce et froide, dont la chevalière avait laissé une imperceptible marque rouge sur sa peau claire, entre le haut du bas de coton et le fouillis de la dentelle de Calais.

Quand, les joues rosies par le froid et le cœur au bord des lèvres, ils avaient regagné le salon de leur hôtesse, Julie avait surpris sur elle le regard triste de son père, celui d’un Cerbère trahi. Elle en avait éprouvé une fulgurante douleur, celle que l’on ressent quand on se pique violemment à des travaux d’aiguille. Et depuis quatre mois son sang ne coulait plus.

Les danses se succédaient follement ; avec exaltation les violonistes jouaient de l’archet. Julie d’Entraigues, toute à l’ivresse de la danse et de la musique, sentait s’insinuer en elle une faiblesse maligne. Au cours d’une contredanse, elle n’était pas parvenue à croiser les mains derrière le dos de son cavalier ; pendant les pas chassés, elle aurait maintes fois glissé sur le parquet si une poignée ferme ne l’avait retenue de tomber. Une polka-mazurka de Johann Strauss au tempo très vif lui avait même fait remonter le cœur dans la gorge. Juste avant le quadrille des dames qui devait clore le bal, elle réunit toutes ses forces pour la belle polonaise de Weber, lente et solennelle, qu’elle avait réservée à son amant d’un jour. Suspendue à son regard magnétique, tandis que l’éventail de sa main gauche suivait le mouvement de sa robe, elle dansa la polonaise comme une pavane pour une infante défunte. Puis, en un instant fugitif, le monde se brouilla en elle : tout s’évanouit dans un vertige mortifère.

La compagnie fit cercle autour de sa silhouette désarticulée telle une poupée dans les Contes d’Hofmann. Dessous l’éventail qui avait glissé de son poignet gauche, un mince filet de sang pourpré courait le long d’une latte du parquet Versailles.

Quelque temps après, l’on apprit de la bouche bavarde d’un serviteur du marquis que sa fille bien-aimée avait fait retraite chez les religieuses de Notre-Dame de la Visitation. Elle disparut à jamais aux yeux du monde. Quant au capitaine-comte, François Torcy de Châteaubourg, c’est à la bataille de Sedan qu’il mourut, au feu, à la tête de son bataillon, lors d’une charge que les annales militaires qualifièrent de « hasardeuse et vaine ».

Catheau

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C
<br /> Triste sort réservé aux jeunes filles de cette époque. Très beau récit historique<br /> <br /> <br />
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U
<br /> Ca c'est un carnet de bal!<br /> Et un vrai!<br /> Merci de nous l'avoir si bien conté.<br /> <br /> <br />
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C
<br /> Magnifique reconstitution d'époque et pauvre jeune fille prise par le regard magnétique du beau jeune homme aux dents fines.<br /> <br /> <br />
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A
<br /> C'est toute une épopée !<br /> <br /> <br />
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